Par Arnaud Labrousse
Si elles n?avaient pas choisi le secteur forestier comme exemple phare, j?aurais peut-être trouvé touchante la crédulité avec laquelle Anne-Valérie Hoh et Barbara Vignaux retransmettent (dans leur hommage au capitalisme tardif français « L?Afrique n?est plus l?eldorado des entreprises françaises » [février 2006]) cette thèse des services français de la lente mais inexorable déliquescence des réseaux de la Françafrique. Qu?elles se rassurent ; la filière du bois françafricain se porte plutôt bien.
Certes, l?extraction des matières premières aux fins d?exportation n?a toujours été qu?une activité anecdotique, on le sait, dans les eldorados tropicaux. De sorte que le « désengagement » du business néocolonial du Continent s?explique en premier lieu par « l?étroitesse de son marché [?,] la moitié des habitants n?y dispos[a]nt que d?un dollar par jour ». Obstacle le plus terrible pour les profits françafricains, la misère de l?Africain n?est pas bien sûr le seul : il y a aussi « l?instabilité chronique du continent, que les événements de Côte d?Ivoire n?ont fait qu?illustrer. [?] La vie des affaires est perturbée par l?incertitude juridique, les soubresauts politiques, la corruption, les difficultés des recouvrements. »
Les affairistes ne perturbent-ils pas tout autant qu?ils se laissent perturber ? Pauvreté, corruption, justice aux ordres, régimes interchangeables, ne sont-ils pas autant d?atouts pour une entreprise aussi mafieuse que la boîte moyenne françafricaine ? « Les événements » du pays vitrine, n?illustrent-ils pas, plus que « l'instabilité chronique », l?échec du système pillard en tant que modèle de développement ?
Bien sûr que non. « Les entreprises ne peuvent plus se contenter de créer ?un îlot de prospérité dans un océan de misère? [?] », claironnent vos copistes, expert en main. « Il faut aller plus loin [?]. » Ce qu?on a créé, Mesdames, c?est bien l?océan.
Celles-ci dénoncent, dans le secteur pétrolier, « l?offensive de Pékin, dans le cadre de grands contrats d?Etat à Etat dépourvus de toute conditionnalité politique (Angola, Congo-Brazzaville?) [?]. » A l?opposé lointain, s?entend, des contrats de la Françafrique.
Qu?on garde la tête froide et la Françafrique entre guillemets : « Or, quoiqu?on prête au premier ministre Dominique de Villepin de solides relations avec les réseaux vieillissants de la ?Françafrique?, la tendance de fond est celle d?un désengagement continu de Paris [?]. » Et pourquoi pas : « Quoiqu'un prête à George Bush de solides relations avec ?le milieu pétrolier? » etc. ?
Doucement, le message passe : « Dans certains pays, le retrait hexagonal est très marqué, comme en Centrafrique. » Décrypté : c?est en Centrafrique diamanto-pétrolo-forestière sécuritaire que l?inceste entre business et barbouzes tricolores se pratique aujourd?hui avec le plus de vigueur.
Et la forêt dans tout ça ? Il est exact que les comptoirs forestiers français connaissent une vive concurrence. Mais enfin, ils la connaissent depuis les années 1880, cette branche ayant toujours attiré les capitalistes aventuriers de tout poil. Le scoop en 2006 n?est pas que les Français « délaissent » finalement le secteur, mais que tant d?entre eux trouvent les moyens de tenir bon.
Au lieu d?affirmer que « Bolloré a vendu ses parts dans les plantations du continent » ? secteur qu?il domine à travers la Socfinal (Liberia, Cameroun, Côte d?Ivoire, Kenya, Nigeria) ? Hoh et Vignaux voulaient sans doute nous informer qu?il y a deux ans Bolloré a vendu ses parts dans les deux exploitations forestières camerounaises qu?il contrôlait jusqu?alors. Elles oublient de préciser qu?il n?a pas vendu ses parts dans les Sociétés d?exploitation des parcs à bois du Cameroun (SEPBC) et du Gabon (SEPBG). Des entreprises qu?on imagine hautement rentables.
Mon problème avec « Thanry a cédé l?ensemble de ses concessions à des Chinois de Hong Kong, sauf au Gabon » n?est pas seulement la superficie de ce « sauf », mais surtout l?absence d?un deuxième « sauf » : sauf erreur, Thanry-Côte d?Ivoire reste elle aussi dans l?escarcelle de la maison mère nancéenne. Curieux choix que celui des médias hexagonaux, l?an passé, de ne pas relayer les affirmations du « général » Denis Mao Glofiei, chef de la milice loyaliste Front de libération du Grand Ouest (FLGO), au sujet de « sauf Thanry-Côte d?Ivoire ». Le seigneur de guerre le plus connu de la frontière ivoiro-libérienne avait déclaré que
« les unités industrielles du bois [?] nous ont aidé [?,] surtout la société Thanry à qui revient la palme d?or. [?] C?est grâce à cette société que nous sommes là. Surtout M. Merkli Louis, le directeur général, qui est en étroite collaboration avec nous. [?] Je me souviens qu?en pleine guerre, les Fanci [Forces armées nationales de Côte d?Ivoire] n?avaient pas suffisamment de porte-chars. Si bien que pour acheminer les chars un peu partout, il a fallu prendre les porte-chars de la société Thanry. » [24heuresci.com, 16/05/2005]
Pour revenir sur le décompte des pertes françaises selon Hoh et Vignaux, « Leroy a été racheté par des Portugais » n?arrive pas a faire ressortir le peu d?impact qu?a eu ce drame sur la volonté de la Coopération française de le subventionner, pour le plus grand bonheur des importateurs franco-français de bois tropicaux.
Qu?« un groupe de taille intermédiaire » soit vraiment la meilleure apposition pour « Rougier », il existe des centaines de pages qui nous en font douter, dont plusieurs dans nos Pillards de la forêt (Agone, 2002), cité mais non lu par Hoh et Vignaux. Leur soupir « Reste Rougier » laisse entendre que ce dernier se trouve désormais tout seul face aux hordes malaisiennes, italiennes ou suisses. Reste Rougier, c?est vrai, et restent également Interwood, Pasquet, la Compagnie du Komo, J. Lalanne, Joubert, CID, Thébault, ITBL, SFC pour ne nommer que les plus connues des autres forestiers français. On ne compte pas dans les restes les fils de colons, sans plus aucune attache en métropole.
Pour le seul Gabon, j?estime à au moins 3,1 millions d?hectares la forêt encore « gérée » par le capital français. Mais comme n?est malheureusement pas publiée l?identité des sous-traitants des permis détenus par l?indémodable Omar Bongo, par son fils et ministre de la Défense Ali Bongo, par les ministres de l?Economie, de l?Environnement, du Pétrole, bref par tout fidèle de ce régime kléptocrate, il est fort à craindre que ce chiffre soit par trop modeste.
Des régimes kleptocrates, Hoh et Vignaux affichent une belle inconscience, parfois au dépens de la précision. « Dans le secteur du bois, les pays producteurs manifestent également des exigences industrielles et fiscales croissantes afin de mieux servir le développement de leur pays. » A défaut de pouvoir publier, au moins dans les pages du Monde diplo, l?information selon laquelle les dictateurs serviraient le développement de leurs pays, elles nous proposent les pays qui serviraient le développement de leur pays.
Prises à témoins, les souffrances des Rougier : « dans le bassin du Congo, indique M. Rougier, ?la fiscalité a été multipliée par deux ou trois depuis cinq ans? ». Le résultat net du groupe Rougier pour le premier semestre 2005 a progressé de 44 % par rapport à la même période de 2004.
Dans une liste de preuves que « La baisse tendancielle du nombre d?expatriés depuis vingt ans ouvre un espace à la promotion des cadres africains », voici le chiffre de « 60 [expatriés] pour 2000 emplois directs chez Rougier ». Proportion qui nous semble plutôt pléthorique. Mais comme le sait tout lecteur des Pillards de la forêt, c?est surtout un non-salarié chez Rougier qui mérite d?être plus connu?
Arnaud Labrousse, février 2006
[1] Ou encore : « La géographie de l?implantation des groupes français en Afrique a [?] évolué [?] au détriment de l?Afrique de l?Ouest et centrale, plus pauvre, plus instable et moins peuplée. » Impossible de ne pas adorer, dans Le Monde diplomatique, ce « au détriment ». [2] Voir Arnaud Labrousse, « A la mémoire de François-Xavier Verschave », www.brainforest.org et www.bdpgabon.org/content/view/2054/91/. [3] www.finances.gouv.ga/CFAD%20Nov%202004.pdf. [4] Voir Labrousse, « Le roitelet de la forêt » et « Les mauvais payeurs de la forêt gabonaise », http://www.brainforest.org/ et www.bdpgabon.org/content/view/1405/71/, www.bdpgabon.org/content/view/1651/71/. Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent laisser un commentaire. SVP, connectez vous ou enregistrez vous.
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